
Opéra de Paris. Une journée de février avec un soleil chaud comme au printemps. J’ai rendez-vous avec la danse et beaucoup de dentelle à l’Opéra Garnier de Paris.
Qui n’a rêvé de se perdre dans les couloirs de l’opéra, ou de monter le spectaculaire escalier central du hall, comme Audrey Hepburn dans Funny Face ?
Une école de danse de renomée, un théatre où les billets à environs 200 € s’épuisent en quelques jours – l’Opéra Garnier est une institution qui inspire et qui porte à travers les années le respect du savoir-faire français.
Quand je passe par l’entrée des artistes avec les danseurs venus pour répéter leur prochain spectacle, je me sens comme dans une production moderne du Fantôme de l’Opéra. Dans le fastueux hall m’attend Maud Lescroart, directrice marketing de la société Sophie Hallette, bien connu créateur de dentelles et de tulles de luxe. Nous devons rencontrer le chef du service Couture de l’Opéra de Paris, M. Xavier Ronze, pour une visite exclusive des ateliers de création.
A seulement quelques semaines de la première, le ballet «Le Songe d’une nuit d’été» d’après William Shakespeare est un événement. Le spectacle fait partie des quelques ballets narratifs de George Balanchine et a été créé en 1962 pour le New York City Ballet, sur la musique de Felix Mendelsohn-Bartholdy. Les costumes et les décors signés par Christian Lacroix ont provoqué davantage ma curiosité.
L’Opéra Garnier fonctionne comme une vraie maison de Haute Couture, avec des ateliers spécialisés dans la réalisation des costumes: atelier Tailleurs, atelier Flou, atelier Décoration ou Maille ou même une teinturerie en propre où on traite les tissus manuellement. Exercice et tradition sont les mots d’ordre auxquels j’ai pensé quand j’ai connu cette petite armée de hauts professionnels. La mode, le ballet et l’opéra sont plus proches que l’on croirait et leur lien avec la dentelle est naturel, car ce sont des métiers qui défendent un artisanat rare.

Audrey Hepburn dans Funny Face, 1956
Pour cette production très attendue, Sophie Hallette est, comme Swarowski, partenaire de l’Opéra Garnier – Opéra de Paris. Maud Lescroat, une jolie jeune femme élégante, nous confie en exclusivité:
“Nous connaissons bien l’équipe création de l’Opéra, ils viennent souvent chez nous. La collaboration avec Christian Lacroix a nécessité une grande quantité de dentelles. Ils nous ont apporté les croquis du designer et ont choisi les dentelles desquels il allait faire sa sélection finale. Notre rôle est de les accompagner, surtout comme nous avons plus de 2 000 références dans notre show-room parisien. Mais la décision finale appartient au designer.
Ils souhaitaient avoir des dentelles couleurs bronze, or, mais aussi écru pour les ambiances pastel et avec des modèles floraux soulignés par un bourdon, une technique de broderie semi-manuelle spéciale. Pour chaque costume nous avons cherché les dentelles qui correspondaient le mieux au style que monsieur Lacroix a donné aux personnages.
Comme l’Opéra de Paris, nous sommes une maison qui existe depuis la fin du XIXème siècle. Entre nous la collaboration a été depuis toujours une évidence. L’Opéra choisit des matériaux d’exception et ne fait pas d’économie de savoirs-faire originaux, ce qui est une vraie chance pour nous.
Ces costumes sont des pièces exceptionnelles, de la Haute Couture créé dans ses ateliers. Pour les interprètes principaux, pour les danseurs étoile, les costumes sont personnels, faits sur mesure pour chacun d’entre eux. J’ajoute que pour le ballet la dentelle ne doit être ni trop fragile, ni trop épaisse. La mode change chaque saison, mais ici nous sommes au cœur d’une création de pièces uniques. Le songe d’une nuit d’été est un projet rare, exceptionnel.
Chez Sophie Hallette créativité signifie utiliser la tradition comme une toile vierge sur laquelle on dessine une nouvelle histoire. Nous nous projetons dans le futur en créant des dentelles dans des matières nouvelles, modernes et en pensant out of the box. Nous proposons des créations inédites en dentelle, avec des motifs qui peuvent sembler classiques de la même manière que l’Opéra de Paris présente des ballets classiques et des contes connues mais le public découvre des mises en scène, des costumes et des interprétations neuves et différentes de toutes les autres.”
D’autres projets ?
“En juin nous avons le concours Sophie Hallette pour les étudiants, un projet qui m’est très cher car pour nous il est essentiel de pouvoir participer au futur de la mode par le biais des jeunes créateurs. Surtout dans un métier d’art comme le nôtre, qui resterait réservée à nos collaborations avec les grandes maisons de mode si nous ne le ouvririons pas aux jeunes qui sont encore à l’école. Et ce serait bien dommage. Nous ne cherchons pas seulement de rendre la dentelle accessible, nous souhaitons stimuler la créativité des jeunes, leur donner l’envie de la travailler, de comprendre les différences entre nos dentelles et les autres qualités existantes. C’est merveilleux de voir les yeux pleins d’étoiles des étudiants quand ils regardent nos produits, quand ils reçoivent les cartons avec les dentelles desquelles ils réaliseront bientôt leurs propres collections. Ils ont un tel respect pour cette matière qu’ils osent à peine toucher et couper les tissus, c’est très émouvant!»
Monsieur Xavier Ronze le chef du service Couture de l’Opéra et un des pilliers de l’établisement, répond avec gentilesse à nos questions.
« L’idée du spectacle appartient à Benjamin Millepied (époux de la comédienne Nathalie Portman, n.red.), qui a voulu inclure le spectacle de Balanchine dans le répertoire de l’Opéra Garnier. La nouvelle version, confiée à Christian Lacroix pour les décors et les costumes, est la sixième collaboration de l’opéra avec le designer, après Joyeux, Le Palais de cristal (chorégraphié aussi par Balanchine), La source (chorégraphié par Jean Guillaume Bart) et Schéhérazade dans la vision de Blanca Li. Nous nous connaissons bien, il nous apprécie et nous l’aimons beaucoup, c’est un de nos collaborateurs préférés.
Pour ce spectacle nous avons deux autres collaborations très importantes et précieuses pour nous: les partenariats avec Swarowski et avec Sophie Hallette, ce dernier nous ayant permis d’avoir accès à des dentelles extraordinaires! Christian sait exactement où il veut avoir la dentelle, sa couleur, son modèle, et nos ateliers donnent vie à ses projets. Il est à lui seul un art vivant qui se renouvelle en permanence.
Avec un répertoire classique mais aussi contemporain, la force de l’ Opéra de Paris est de réveiller l’enthousiasme avec une compagnie qui combine les deux. Christian a créé aussi les décors, en s’inspirant de la production existante à New York, pour ne pas trahir l’esprit Balanchine. Si pour Joyaux il avait créé un décor merveilleux avec des détails suspendus comme d’énormes bijoux, cette fois il a elaboré un vrai décor construit duquel nous pensons qu’il est très satisfait.
Pour nous, ce spectacle est une petite série car il ne comprend pas plus de dix représentations, tout en ayant une production importante de plus de 200 costumes très travaillés. Les grandes séries sont les spectacles de fin d’année avec 25 représentations, comme par exemple Le Lac des Cygnes. Nous avons un univers avec une réelle magie, qui demande une grande quantité de travail.
Cette fois le temps accordé a été très court : nous avons reçu en décembre les dessins du créateur, approuvés par l’ Opéra de Paris et par le Truste Balanchine (qui détient tous les droits des productions Balanchine). Christian a fait 2-3 propositions pour les maquettes qu’il a repris au moins trois fois. Quand on dessine un costume, on a toujours plusieurs idées en tête et il est confortable qu’une autre personne choisit la variante finale pour vous, n’est-ce pas ?
Christian est directement impliqué dans le processus de réalisation des costumes, il vient chaque semaine dans nos ateliers. On ne fait pas tous les essais en sa présence, mais pour chaque série on essaye un seul modèle. Ensuite l’atelier refait les proportions et les modifications nécéssaires pour le reste de la série. La confiance réciproque est importante, sans elle nous ne pourrions pas travailler.»
Depuis 25 ans à l’Opéra de Paris, Xavier Ronze a appris qu’un costume de scène est beaucoup plus qu’une belle pièce.
« Le but d’un costume de spectacle est d’identifier les messages que l’on veut transmettre, pour trouver ensuite comment les communiquer. Dans le cas d’un costume de danse il s’agit de connaître les mouvements que nous devons accompagner. Et il y a aussi deux aspects essentiels: l’intention et la technique qui définiront la direction de style.
Il n’est pas facile de trouver les gens qui aient le savoir-faire spécifique que nous cherchons. L’Académie de l’ Opéra de Paris s’est ouvert aux métiers d’art et grâce à la Fondation Bettencourt, un autre partenariat essentiel pour nous, nous allons former des jeunes pour les métiers d’art comme chanteurs, chorégraphes, des chefs de chant et metteurs en scène. Depuis cette année il y a aussi les métiers techniques pour ceux qui le souhaitent tel que perruquier, costumier et maquilleur. On parle beaucoup des métiers du patrimoine français et il est important qu’ils soient vivants pour qu’ils continuent d’exister.”
Quand aux futurs projets de l’ Opéra de Paris, ils comprennent La Sylphide (qui revient à Paris après une belle tournée au Japon), mais aussi des productions contemporaines comme la soirée Merce Cunningham / William Forsythe, ou Drumming, de Anna Teresa de Keersmaeker.
Anne-Marie Legrand, la responsable de l’atelier de costumes féminins, est une femme belle, brune, ouverte et amicale.
« Les vingt costumes de fées ont été un défi pour nous car Christian Lacroix souhaitait que chaque costume ait un drapé différent, ce qui a demandé beaucoup de travail. Quand on reçoit une maquette de Christian on reçoit un univers entier, cependant la collaboration avec lui est libre. Pour chaque coupe nous faisons des propositions, il est avec nous chaque semaine, nous discutons ensemble les formes et les différentes décorations brodées. Nous communiquons beaucoup, c’est un homme très agréable.
Notre plus grande contrainte sur ce projet a été le temps – nous avons reçu les maquettes fin décembre et nous devions être en scène le 1 mars! C’est un délai très court. D’habitude nous avons les maquettes six mois avant le spectacle, pour nous permettre de faire les prototypes avant de réaliser les costumes. Maintenant nous avons environs 60 costumes féminins dont 35 tutus, plus 15 costumes pour les solistes dont six pour les danseurs étoile et encore 45 pour le corps de ballet, tous exécutés sur mesure.
Normalement je dispose de neuf couturières et deux secondes d’atelier (les seules qui ont le savoir faire et la permission de faire les coupes), mais maintenant nous sommes 27! C’est seulement ainsi que nous réussirons faire tout le travail en deux mois et demi.
Pour les costumes des solistes nous avons eu besoin d’environ 45 m de dentelle, plus les mètres utilisés pour les rôles secondaires féminins et masculins. Pour les fées et les autres costumes avec drapées sont nécessaires en moyenne 50 heures de travail par costume. Mais les tutus sont plus complexes, on a besoin de 75 heures de travail pour chaque. Un tutu a 11 m de tulle et demande beaucoup de travail, surtout comme nous devons rebroder toutes les décorations. Nous avons déjà cousu les gallons et les dentelles, nous devons encore coller les cristaux Swarowski. Quand le temps est trop court, aux premières répétitions en costumes nous n’avons pas tout fini. Mais l’important est que les costumes soient en scène, ensuite nous avons un petit répit pour les compléter jusqu’à la première».
Tradition et innovation, les coulisses de la création de costumes au célèbre Opéra de Paris sont une compétition entre la conservation des métiers d’art et leur utilisation moderne dans des spectacles très actuels. Un conte comme un songe d’été … un beau jour d’hiver.
Paru dans Forbes Life Mars 2017
Photo: Renaud Marion